Innover pour durer avec l’EFC

Par Paul Boulanger, docteur en sciences de gestion, président du cabinet de conseil Pikaia.

Paul Boulanger

L’économie de la fonctionnalité au service d’une stratégie de développement à la fois durable et rentable.
Innover pour durer ? Des éléments de réflexion dans cet article.

De nouvelles lunettes pour un nouveau contexte stratégique

Les logiques de développement durable diffusent depuis vingt ans dans toutes les dimensions de la société et réinterrogent nos modes de vie

  • choix de modes de déplacement au travail ou pour les loisirs,
  • alimentation et questions de santé,
  • qualité de l’air intérieur et habitat,
  • consommation d’énergie carbonée et chauffage,
  • accès aux services essentiels tels que l’eau mais aussi Internet et les services connectés,
  • consommation de biens durables et lutte contre l’obsolescence programmée… 

Tous ces enjeux interrogent le lien entre les activités humaines, leurs impacts environnementaux, la satisfaction des besoins fondamentaux et des envies de consommation…
Mais aussi l’engagement de chacun dans des collectifs (de travail, de loisirs, de projet associatif) et le sens donné à tout cela.

Derrière chaque question, les entreprises jouent un rôle actif en tant que fournisseurs de solutions (produits ou services) ou sont interpelées par leurs principales « parties prenantes » que sont :

  • les salariés, en particulier les jeunes générations de plus en plus sensibles à la « marque employeur »,
  • les acteurs du territoire (riverains, politiques…) qui s’interrogent sur la gestion des impacts négatifs des activités (norias de camions, bruit, risques de pollution, engagement sur les emplois pérennes…),
  • grands comptes clients, qui mettent en place des stratégies d’achats responsables et exigent des justificatifs, 
  • jusqu’au client final, qui attend des solutions pertinentes de moindre impact environnemental.

Ces exigences arrivent à un moment où il devient difficile pour les chefs d’entreprises d’élaborer une stratégie à long terme, compte tenu de la variabilité des technologies, des comportements de consommation, des situations concurrentielles, du contexte réglementaire…
En un mot : ils doivent piloter dans un monde complexe et incertain.

L’économie de la fonctionnalité propose un objectif simple : donner à chacun de nouvelles lunettes pour voir et agir durablement dans ce monde devenu complexe.

Changer de lunettes

L’économie de la fonctionnalité : le pari que l’on peut concilier durabilité et rentabilité

Pour l’ADEME, l’économie de la fonctionnalité « consiste à fournir aux entreprises, individus ou territoires, des solutions intégrées de services et de biens reposant sur la vente d’une performance d’usage ou d’un usage et non sur la simple vente de biens. Ces solutions doivent permettre une moindre consommation des ressources naturelles dans une perspective d’économie circulaire, un accroissement du bien-être des personnes et un développement économique. »

Ici, c’est l’inversion de point de vue stratégique qu’il faut comprendre : on n’acquiert par un nouveau système de chauffage pour lui-même, mais parce que l’on cherche à vivre dans un logement dont la température est agréable à tout moment du jour et de l’année et à un prix aussi raisonnable que possible.

La chaudière (par exemple) ne constitue ici qu’une petite partie de la solution :

  • l’isolation du bâtiment,
  • le comportement des résidents,
  • les systèmes domotique,
  • le prix de l’énergie,
  • etc

auront un impact tout aussi important sur la performance thermique atteinte.

Partant de ce constat, le fabricant de chaudière peut décider de décaler les règles du jeu stratégique.
Au lieu de se battre sur des prix, contre des systèmes parfois moins fiables et produits dans des régions moins regardantes sur les normes sociales et environnementales, il peut, pour les logements collectifs, proposer une solution de performance énergétique globale du bâtiment.

Cela suppose peut-être de créer un groupement de professionnels qui, à travers les modalités de coopération entre tous les corps d’état, optimiseront le prix du chantier et anticiperont les charges de maintenance.
Si le groupement reste propriétaire de l’installation de chauffage, il peut négocier avec le promoteur qu’il investisse dans la performance de l’enveloppe, sur la base du budget qu’il a économisé en n’achetant pas le système de chauffage.
Des dispositifs de monitoring permettent ensuite de détecter des anomalies de performance et de déclencher des « coachings énergétiques », qui sont prévus dans le contrat passé entre le groupement et le syndic de copropriété. En cas de dépassement de la consommation par un appartement, des solutions sont mises en œuvre ou le contrat est revu à la hausse si des raisons structurelles expliquent ce différentiel de performance (contraintes horaires, nombre d’occupants…).

Cette solution existe : elle s’appelle « Oénergie » et a été mise au point par l’entreprise Dumont Energies, une PME de 35 personnes située dans les Hauts-de-France. 

  • Elle est rentable pour l’ensemble des parties prenantes (fabricant- installateur, promoteur et résidents), 
  • moins impactante d’un point de vue environnemental (un logement mieux isolé consomme moins) et
  • porteuse de sens pour les salariés de l’entreprise (coopération innovante avec d’autres corps de métiers, mission sociétale de l’entreprise). 
  • Elle représente une vraie innovation de rupture en termes de business model, si l’on pense au positionnement stratégique traditionnel des fabricants de chaudières.

Comment met-on en œuvre l’économie de la fonctionnalité ?

La mise en place d’un modèle économique inspiré de l’économie de la fonctionnalité suppose de revisiter certains principes stratégiques, dont un petit nombre est évoqué ici.

  • Repartir de la réalité du service rendu en se demandant « à quoi sert vraiment » ce que l’on fait et vend. Tout bien ou service produit des « effets utiles » pour lesquels il a normalement été développé puis mis sur le marché. Repartir de la réalité permet de révéler des pseudo- réponses (on ne répond pas réellement à un besoin) ou au contraire une valeur ajoutée supérieure à ce que l’on avait initialement imaginé. Ou encore de faire le constat, pour paraphraser Abraham Maslow, « qu’à force de se savoir marteau, on considère tous les problèmes sous forme de clous », c’est-à-dire qu’on a parfois tendance à vendre ce que l’on sait faire au lieu de s’intéresser au besoin réel. Reconsidérer les besoins fondamentaux ouvre de larges perspectives en termes de services associés ou non à un produit. Loue-t-on des vélos ou est-on fournisseur d’une solution de mobilité, qui mériterait alors d’être intégrée à d’autres pour répondre à un ensemble de configuration clients ? Produit-on des carottes, ou est-on partenaire d’un ensemble d’offres autour de l’alimentation-santé ? Y compris en B to B, cette question de l’usage se pose : il y a toujours un consommateur /utilisateur /bénéficiaire en fin de chaine, pour lequel on aura contribué à élaborer des effets utiles. Les nôtres sont-ils au centre de la proposition de valeur finale ? Et si oui, comment le faire reconnaître ?
  • Identifier les effets intentionnels ou non intentionnels attachés à l’activité. Ce second aspect permet d’opérer un zoom sur la valeur créée par l’entreprise et de voir comment il est possible de la monétariser. Un coordinateur SPS a ainsi pour rôle de prévenir les risques issus de la coactivité entre les entreprises intervenantes sur un chantier et de prévoir les mesures de sécurité qui seront nécessaires après la livraison de l’ouvrage. A travers son intervention, il contribue également à augmenter la rentabilité du chantier (maîtrise des coûts cachés, productivité des intervenants), à limiter le risque personnel pour les dirigeants des entreprises de travaux (en cas d’accident dû au non-respect des règles) etc., autant d’effets utiles réels, mais qui ne lui sont pas reconnus tant qu’ils n’ont pas été révélés. Dans le même esprit,l’alimentation bio dans les cantines des écoles sert à alimenter plus sainement les enfants mais aussi de support à l’image des collectivités utilisatrices, de source de biodiversité (pollinisateurs) pour l’ensemble des agriculteurs exploitant les surfaces attenantes, de garantie de santé pour les consommateurs etc., autant de services rendus qui vont bien au- delà du prix du produit au kilo.
  • S’appuyer sur les ressources immatérielles pour augmenter la pertinence du service. La confiance entre un client et son fournisseur permet par exemple à ce dernier de proposer des services issus de la connaissance accumulée des besoins et pratiques de son client. A titre de métaphore, c’est la pertinence dans son diagnostic du médecin de famille qui vous suit depuis votre prime jeunesse. Sa connaissance de votre histoire médicale et de celle de la famille permet d’éliminer nombre d’hypothèses et à vous, de vous confier plus facilement sur le mal qui vous amène chez lui.

D’autres dimensions telles que la coopération, l’organisation du travail, la réflexivité etc. viennent compléter la boite à outils qui permet in fine de développer de nouvelles offres, tournées vers le client et soucieuses de leurs impacts sur les sphères sociales, sociétales et surtout environnementales.
Il faut comprendre enfin qu’en mettant en avant la valeur servicielle de l’offre, l’économie de la fonctionnalité réinterroge le travail lui-même et permet à l’entreprise de remobiliser l’ensemble de ses salariés autour d’un projet porteur de sens.


Les trajectoires vers l’économie de la fonctionnalité sont diverses, et toutes permettent de « produire davantage de valeur en consommant moins de ressources », comme en témoigne François-Xavier Lechevalier, PDG de Ridel-Energy, accompagné dans le cadre d’une opération collective co-financée par l’ADEME.